Bien avant l’écriture des Védas, les trois éléments fondamentaux de la pratique yogique étaient connus sous le nom de karma yoga, jnana yoga et bhakti yoga. Dans la première partie de cet article, KAMLESH PATEL nous a éclairés sur la façon dont ces trois éléments sont apparus, et a expliqué en détail karma et jnana. Il se concentre maintenant sur bhakti et sur l’interaction des trois éléments dans notre voie du yoga.
Le cœur est le point central de tout notre système, et son attention peut se focaliser sur n’importe quel aspect de la vie quotidienne et de la vie spirituelle. L’énergie du cœur peut donc s’exprimer dans l’action, dans la connaissance, tout comme dans les domaines les plus subtils de l’existence. Chez une personne équilibrée, le cœur accorde de l’importance à ces trois éléments, le but supérieur étant au centre de l’attention. Pour accomplir ce but – et même simplement pour insuffler l’amour et l’enthousiasme dans notre vie quotidienne – nous avons besoin de bhakti, qui est notre filin de sécurité dans le voyage ascensionnel.
BHAKTI
Qu’est-ce que bhakti? Si nous pouvions le demander à Mirabaï, elle dirait sans doute: «Je ne sais rien de bhakti.» Et si nous interrogions Kabir, Thérèse d’Avila ou Rabi’a, je pense que leurs réponses ne nous impressionneraient pas davantage. Et pourtant à nos yeux tous ces saints personnifient bhakti.
La plupart des gens assimilent bhakti à la dévotion. En fait il s’agit de bien plus que cela. Rappelez-vous l’état qui précédait la création, quand tout reposait dans un état d’unité absolue. Quelles sont les qualités qui nous conduisent vers cet état? C’est une combinaison de beaucoup de choses: l’enthousiasme, la volonté, l’intérêt, la foi, le courage, la dévotion, l’attachement, le respect, mais plus que tout, l’amour; en particulier l’amour pour le principe universel que nous appelons Dieu. Bhakti, c’est chérir chaque chose si profondément dans notre cœur que l’Ultime devient tout pour nous.
Que se passe-t-il lorsqu’en méditant nous parvenons à un état spirituel particulier de plus en plus beau? Il arrive que nous nous mettions à aimer cette toile en constante évolution, dans laquelle l’horizon, le ciel de la conscience, se transforme sans cesse.
Toute action ou pensée à laquelle on ajoute bhakti est vivifiée. Bhakti, c’est l’étincelle dans l’action, c’est l’étincelle dans la pensée. Le mot «enthousiasme» vient du grec theos, et signifie littéralement «mettre Dieu dans»; voilà ce qu’est bhakti.
Plus que de comprendre bhakti, nous avons besoin d’en faire l’expérience. Si méditer, prier, aller à l’église, au temple ou à la mosquée menaient à bhakti, celle-ci se serait développée chez beaucoup d’entre nous, mais ce n’est pas le cas. Pourquoi? Parce que derrière chaque rituel ou prière, nous avons une intention cachée: «Je veux la paix de l’esprit; je veux réussir; je ne veux plus souffrir; j’aspire à une vie meilleure après la mort, dans un paradis de rêve». Or bhakti, c’est aimer, pour l’amour de l’Amour. Dès que nous visons un objectif temporaire, qu’il soit de ce monde ou d’un autre, elle se dérobe.
Quand nous méditons, nous accédons à différents stades de bhakti au fur et à mesure que nous progressons. Tout comme l’illumination, bhakti est un travail qui se dévoile progressivement. Nous développons différents états de conscience spirituelle et, avec le temps, le ciel intérieur de notre conscience se transforme et devient de plus en plus beau à mesure que nous nous élevons.
Lorsque nous regardons le paysage du sommet d’une colline, nous le voyons à 360°, alors que dans la vallée notre vision est limitée. Cela dit, quatre d’entre nous au sommet d’une montagne ne regarderont pas forcément dans la même direction; l’un fera face à l’est, l’autre à l’ouest… nous aurons chacun une vision différente, selon le chemin que nous aurons pris pour atteindre le sommet. Ainsi les âmes réalisées, tout en étant parvenues au sommet, voient des choses différentes car la vision y est infinie. Une conscience hautement évoluée y perçoit les choses suivant la direction de son regard. Ce que chacun dit est exact, parce que c’est cela qu’il voit d’en haut; ce que je dis est tout aussi exact, car c’est fondé sur ce que je vois d’en haut. Personne n’a tort.
Mirabaï rirait, elle dirait: «Mais je ne sais rien de bhakti!», alors que sa vie est bhakti personnifiée, l’amour personnifié… Elle ne sait rien de tout cela. Dès que nous avons connaissance de notre amour pour le bien-aimé, dès que nous en prenons conscience, l’amour perd son charme.
Que se passe-t-il lorsqu’en méditant nous parvenons à un état spirituel particulier, et qu’il devient de plus en plus beau? Il arrive un temps où nous nous mettons à aimer cette toile en constante évolution, dans laquelle l’horizon, le ciel de la conscience, se transforme sans cesse. Nous éprouvons d’abord de la gratitude envers la pratique qui a suscité dans notre vie cette expérience – qu’autrement nous aurions vécue bien des années plus tard – puisque c’est grâce à elle que nous avons accéléré l’évolution de notre conscience.
Nous en arrivons bientôt à ne vouloir être privés de cet état pour rien au monde. Puis nous nous demandons: «Qui se trouve derrière cette pratique? Qui m’aide à parvenir à de si belles expériences?» Nous réalisons alors que la pratique comprend d’autres éléments que la méditation: il y la transmission, il y a le guide. Et insensiblement, nous tombons amoureux de Celui qui donne, de la Source, du Seigneur.
L’amour nous fait oublier l’action. À un certain stade, elle devient absolument automatique. C’est l’état d’akarma – où l’on n’a aucune idée de karma ou d’amour, et où ni l’un ni l’autre ne laisse une impression.
Cet attachement ou cette filiation se développe donc naturellement à partir de notre expérience personnelle, et se convertit lentement en un état de bhakti. Et de même qu’il y a le spectre de la lumière, le spectre de la conscience, il existe un spectre de la bhakti. Au début, on aura peut-être envie de danser, comme Mira, qui était constamment en extase et chantait les louanges du Seigneur, en jouant de son instrument. Mais il vient un jour où cette musique s’intériorise. On ne parle plus du Seigneur, on ne chante plus ses louanges, mais on lui accorde une telle place dans le cœur qu’Il nous engloutit en quelque sorte. Une sorte d’osmose s’établit entre notre petit soi et son grand Soi, et nous devenons un. Tel est l’état de bhakti. Mais faut-il nécessairement devenir fou amoureux? Combien de Mira y a-t-il eu en ce monde? Ne l’a-t-elle pas payé au prix fort, en choisissant de quitter sa famille et ses amis?
Dans notre belle voie, un tel état se développe sans qu’il soit nécessaire d’en arriver là; mais à la condition que nous devenions un réceptacle désireux de l’expérimenter. C’est par l’expérimentation que nous trouverons la solution. C’est ainsi que nous saurons si nous parvenons à développer bhakti tout en menant une vie de famille normale. Cela implique de pratiquer la méditation et les autres méthodes proposées. C’est la partie karma de la voie.
Au début, la pratique est aussi un fardeau. Mais il devient plus léger une fois que nous avons médité quelques jours et vécu diverses expériences. Nous sentons qu’il vaut la peine d’intégrer cette pratique dans notre vie; nous parvenons à une sorte de connaissance. Mais karma seul ne suffit pas, et la connaissance seule ne suffit pas, car karma sans bhakti et jnana sans bhakti sont impuissants. C’est comme si vous serviez votre mari toute votre vie, mais sans amour. Qu’advient-il alors de vos actions, de votre service? Le service sans amour ne sert à rien; karma sans amour ne sert à rien.
Et la connaissance? Vous savez peut-être énormément de choses. Admettons que vous soyez capable de réciter la Gita; cela est digne d’éloge et c’est un saint début, mais faut-il vous arrêter là, fier de pouvoir dire avec complaisance que vous connaissez toute la Gita? C’est là que réside le danger de la connaissance.
Le choix nous appartient: nous pouvons approcher le Seigneur avec beaucoup de fumée, d’exubérance et de vantardise, ou préférer rester anonymes, discrets, insignifiants et humbles, en aimant silencieusement sa création. Car aimer le Seigneur ne suffit pas si nous oublions sa création.
En effet, la connaissance peut être dangereuse s’il n’y a pas d’action. Et l’action sans amour n’est pas productive non plus. Le Seigneur Krishna le souligne dans la Gita. Il classe les actions en trois catégories: karma, vikarma et akarma. Quand karma et vikarma s’additionnent, ils deviennent akarma. Prenons un exemple ordinaire: une mère se réveille en pleine nuit parce que son bébé pleure, elle le nourrit et se recouche. Quelques jours plus tard, elle ne se sent pas bien, le bébé pleure et elle réveille son mari: «Chéri, s’il te plaît, le bébé pleure, réchauffe le lait et donne-lui son biberon.» Il se lèvera, le fera, et… s’en souviendra: «J’ai fait ça pour toi quand tu n’étais pas bien.» Et il le rappellera aussi à tout le monde.
Qu’advient-il de telles actions? La mère agit pour le bien du bébé, par amour, au point qu’elle n’est même pas consciente de ce qu’elle a fait, tandis que son héros de mari s’en souviendra toute sa vie (je ne vise personne!) Son action n’a pas été accomplie avec la sorte d’amour qui habite la mère, elle ne sera donc pas vikarma. Seul karma exécuté avec amour devient vikarma. Et celui qui clame à qui veut l’entendre: «J’ai fait cela, et je l’ai fait par amour», n’agit pas par amour – les gens portés par l’amour ne disent jamais ce genre de choses. Puis vient un moment où l’idée de l’amour disparaît complètement de l’équation, bien qu’il soit très présent à l’arrière-plan. Quand on ne se souvient ni de l’action ni de l’amour caché derrière elle, c’est l’état d’akarma.
La première fois qu’on conduit une voiture, on ne sait pas où mettre la clé, comment ouvrir la porte, passer les vitesses, enclencher les phares ou l’essuie-glace, et de quel côté tourner le volant. On est très attentif, anxieux, entièrement concentré sur la conduite de la voiture. Puis vient un jour où on sait bien conduire, et on commence à y prendre plaisir, comme un enfant qui chante en faisant du vélo avec ses amis. Il n’est même pas conscient de rouler à bicyclette, et il adore ça. L’amour nous fait oublier l’action. À un certain stade, elle devient absolument automatique. C’est l’état d’akarma – où l’on n’a aucune idée de karma ou d’amour, et où ni l’un ni l’autre ne laissent une impression.
Ainsi l’état d’akarma peut être un état de bhakti, où nous aimons Dieu sans savoir que nous l’aimons. L’idée de l’amour disparaît. C’est comme cela que nous devons approcher Dieu, avec un cœur brûlant d’impatience dans l’attente du bien-aimé! Et nous brûlons, soit comme du bois humide, en dégageant beaucoup de fumée, soit comme du bois sec qui flambe facilement, avec très peu de fumée et d’étincelles parce qu’il ne contient pas l’élément eau, soit comme l’électricité, sans aucune fumée, sans émotions, ni le besoin d’en faire étalage. Le choix nous appartient: nous pouvons approcher le Seigneur avec beaucoup de fumée, d’exubérance et de vantardise, ou préférer rester anonymes, discrets, insignifiants et humbles, en aimant silencieusement sa création. Car aimer le Seigneur ne suffit pas si nous oublions sa création.
Toute action ou pensée à laquelle on ajoute bhakti est vivifiée. Bhakti, c’est l’étincelle dans l’action, c’est l’étincelle dans la pensée. Le mot «enthousiasme» vient du grec theos, et signifie littéralement «mettre Dieu dans»; voilà ce qu’est bhakti.
INTÉGRER KARMA, JNANA ET BHAKTI
Revenons au début de l’univers, au moment où le premier remous a trouvé une possibilité d’expansion infinie. Il y avait le mouvement (karma) et la pensée (jnana), mais avant l’un et l’autre il y avait la connexion originelle de toutes choses avec la Source (bhakti). Ainsi karma, jnana et bhakti ont été présents depuis le tout début de l’univers, en tant qu’éléments fondamentaux de la vie, et ensemble ils dansent et tissent notre existence sur la trame du temps.
Comment choisir avec sagesse et discernement nos actions, nos connaissances et nos pratiques dévotionnelles? Posons-nous les questions suivantes:
- Karma yoga: quelles actions, quels services contribuent à m’affiner? Quels karmas me connectent à la Source?
- Jnana yoga: quelle sorte de connaissance élève ma conscience? Quel jnana me connecte à la Source?
- Bhakti yoga: à qui ou à quoi est-ce que je me dévoue? Quelle forme de bhakti me connecte à la Source?
En fait, ces trois éléments sont inséparables et dépendants les uns des autres, et ils représentent toujours le corps, l’esprit et l’âme de toute existence. Quand ils forment en nous une unité intégrée, nous sommes capables d’atteindre l’état d’union appelé yoga.