Jean Staune : Essayiste, chercheur indépendant ouvertement chrétien, JEAN STAUNE nous livre ici ses réflexions sur l’avenir de l’homme. Tout en rappelant les dérives d’une recherche scientifique en perte d’éthique, il évoque d’autres pistes de la recherche qui viennent appuyer les conceptions non matérialistes du monde et de l’homme, et rejoignent les intuitions des grandes traditions spirituelles.

Le réenchantement du monde de Jean stauneL’homme, un garçon de courses au service des robots ?

On parle souvent des conditions de notre survie, mais pourquoi l’homme devrait-il survivre? Au premier abord la réponse paraît évidente, mais il semble bien que nous nous fassions des illusions sur notre importance. Pourquoi respecter l’homme s’il n’est qu’un ensemble de molécules ? Si sa créativité, son intelligence ne sont que des calculs, certes très complexes, effectués dans le gigantesque ordinateur qu’est son cerveau, demain des ordinateurs encore plus complexes (et qui eux ne dorment pas)rendront obsolète l’ensemble de ses performances intellectuelles, scientifiques, et même artistiques.

Non seulement des auteurs de science fiction, mais aussi des scientifiques de renom, (dont le biologiste Richard Dawkins ou l’informaticien Hans Moravec) affirment qu’après «l’ère biologique», le monde connaîtra une «ère informatique» où la vie et l’intelligence seront représentées essentiellement par des machines se reproduisant elles-mêmes. Nous, nous ne serons plus que les «garçons de courses des robots du futur» (R.de Gopegui) ou leurs «animaux de compagnie» (M.Minski). Un pareil avenir mérite-t il tout le mal que se donnent les hommes de bonne volonté pour éviter la destruction généralisée?

Cela nous amène à une considération fondamentale généralement absente dans tous ces débats des futurologues le fait que la question de notre survie soit intimement liée au débat sur la nature de l’homme et sur la nature du monde qui l’entoure. Cette question se cristallise tout particulièrement dans le domaine de la bioéthique. Il est déjà possible de breveter un mammifère (une souris) et l’Institut américain de la santé vient de déposer une demande de brevet pour des centaines de gènes humains, sous le seul prétexteque cet Institut avait été le premier à les décoder ! Il n’y a pas de raison de s’arrêter là. Si «la vie est un matériau qui se gère » (P. Simon), aucune barrière solide ne se dressera face aux enjeux commerciauxet à l’envie de réaliser des «premières».

Nous sommes directement concernés car nous retrouvons la question: au nom de quoi allons-nous nous interdire de modifier l’homme? Des biologistes comme Jacques Testard, ou des juristes comme Bernard Edelman, dénoncent avec vigueur et brio les dangers de progrès nous rapprochant du Meilleur des mondes de Huxley.

Mais si les arguments sont nombreux pour dénoncer les risques d’une telle dérive, il en existe très peu pour expliquer pourquoi il faut l’éviter. Le sénateur Cailhavet, lui, n’hésite pas, en affirmant «qu’on ne peut empêcher les savants d’effectuer des expériences, toutes les expériences, y compris celles qui semblent les plus aberrantes, voire les plus monstrueuses». Cela revient à dire qu’il n’existe pas de règles éthiques qui puissent nous en empêcher.

Une éthique de derrière les fagots ?

A la fin de son célèbre ouvrage, qui fut l’un des piliers du «désenchantement du monde », Jacques Monod sort, tel un prestidigitateur de son chapeau, « les bases d’un humanisme socialiste réellement scientifique». Même les lecteurs acquis à ses thèses ne peuvent manquer d’être frappés par le décalage entre ses préoccupations éthiques, qui l’honorent, et la vision scientifique du monde qu’il a développée auparavant.

Ce problème est vieux de trois siècles. Constatant qu’aucune religion n’avait échappé à l’intolérance, au fanatisme ou à l’obscurantisme, de nombreux penseurs se sont efforcés, depuis le 18e siècle, d’établir les bases d’une morale débarrassée de tout présupposé métaphysique. Jean Rostand, qui y avait participé, reconnaissait que les résultats n’étaient guère convaincants. Tous ces fondements souffrent du même défaut logique : si l’homme n’est qu’un ensemble de molécules, et si l’univers est dépourvu de signification, alors, comme le dit R. de Gopegui, «on n’est pas bon ou méchant, intelligent ou sot, etc… mais bien ou mal programmé ». J.-F. Lambert précise: «Il s’ensuit que nous n’avons aucune responsabilité vis-à-vis de nous-même ni vis-à-vis d’autrui.

L’éthique est inutile. S’il n’y a pas de sujet il n’y a pas d’humanisme; et s’il n’y a pas de sens il n’y a pas de sujet. La dignité de la personne humaine apparaît non négociable seulement si elle est inhérente à sa nature et ne se réduit pas à la physiologie. L’humanisme scientiste ne peut proposer qu’une éthique «réduite aux acquêts», livrée aux caprices des plus malins ou des plus cyniques.»

Il s’agit là d’un point crucial: la disparition du principe de responsabilité entraîne celle des notions de bien et de mal, et fait s’évaporer ces fondements de l’éthique que nous recherchons. André Comte-Sponville affirme que «désormais nous savons que la vérité ne nous aime pas mais que nous devons aimer la vérité» et voit dans cet amour désintéressé de la vérité etde la justice le fondement en question. Toutefois, un sociobiologiste tel E. O. Wilson expliquera que l’homme n’est qu’un ensemble de gènes sélectionnés parce qu’ils favorisaient la survie de l’organisme qui les portait et que, si l’amour maternel (le sacrifice de la mère pour assurer la survie de ses enfants, par exemple) est un comportement qui favorise la survie des gènes le provoquant et a donc pu être sélectionné au cours de l’évolution, l’amour de la justice et de la vérité est en général un sérieux handicap pour ses possesseurs !

Il n’y a donc aucun fondement logique pour un tel amour dans la nature telle que nous la connaissons (ou plutôt telle que Wilson la connaît). Il n’y en a pas non plus pour les notions de vérité et de justice. Le lion qui tue l’antilope et l’homme qui dévalise une banque obéissent au même besoin vital: survivre. Pourquoi un comportement serait-il juste et l’autre, injuste? Dans ledébat opposant ceux qui cherchent à bâtir une éthique solide débarrassée de présupposés métaphysiques et propre à assurer notre survie et notre dignité, et ceux qui affirment qu’une telle éthique est impossible, notre sympathie va instinctivement aux premiers.

Mais l’instinct est une chose et la logique, une autre. Or les deux groupes partagent la même vision du monde. Si cette vision est exacte, alors ce sont Cailhavet, Gopegui et Wilson qui ont raison – l’éthique n’est pas nécessaire. C’est peut-être désolant, mais la logique n’a rien à faire de notre désolation.

Les choses qui sont cachées derrière les choses.

Dans notre société, c’est la science, et non plus la religion ou la philosophie, qui détermine notre vision du monde. L’énorme progrès des connaissances, l’amélioration de nos conditions de vie, tout nous incite, consciemment ou pas, à recevoir son message.

Or, comme nous l’avons dit, ce message a été associé à un désenchantement du monde. Le philosophe Gilbert Hottois faisait déjà remarquer que l’homme antique avait, de par son contact avec la nature, le sens d’un certain mystère du monde qui s’est perdu de nos jours, où nous vivons entourés de télévisions, de machines à laver et autres artefacts. Développant ce thème, des scientifiques comme des philosophes ont affirmé que «faire de la science suppose qu’il n’y a pas de mystère dans l’Univers».

Certes, en pratique, il y a des mystères et il y en aura toujours. Mais en principe, il n’y a rien qu’il ne soit impossible de découvrir. Il s’agit là d’un postulat de base qui a mené au développement de la science occidentale. Deux autres postulats lui furent associés : le déterminisme qui assimile l’Univers à une grande mécanique, et le réductionnisme, méthode d’analyse remontant à Descartes, qui considère que le tout n’est rien d’autre que la somme des parties. Ainsi, la voiture est un ensemble de pièces, une pièce, un ensemble d’alliages, un alliage, un ensemble de molécules, une molécule, un ensemble d’atomes, etc.

L’homme est donc un ensemble d’atomes et la nature, une somme de matières premières… Ces principes, très performants à court terme et qui facilitèrent bien des progrès, nous ont privés à long terme de toute vision globale du monde. Aujourd’hui l’homme se retrouve dans un univers vide de signification où il serait apparu et aurait évolué par hasard, où sa conscience serait sécrétée par le cerveau comme le foie sécrète la bile, et où la réalité ultime se réduirait à des petits grains de matière.

Mais voici qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Voici que de l’infiniment petit à l’infiniment grand, des sciences de la vie aux sciences de la matière, des concepts nouveaux surgissent – bien qu’ils rappellent parfois des idées anciennes. Ainsi, ces petites billes de matière, qui devaient être le fondement de la réalité, se sont dématérialisées. La physique quantique nous apprend que les particules sont aussi des ondes, que leur nature est modifiée par l’observation (disparaît ainsi le dogme de la neutralité de l’observateur), que le déterminisme est battu en brèche, et qu’il existe au niveau microscopique un phénomène étrange, la «non séparabilité»: lorsque deux particules ont été en contact, elles restent reliées par un lien non énergétique.

Alors que tout ce que nous connaissions jusqu’ici (objets, hommes, ondes radio…) était composé d’énergie (car la matière n’est rien d’autre qu’une quantité d’énergie, selon la célèbre formule d’Einstein E=MC2). Ainsi notre réalité n’est pas la seule, elle semble greffée sur un autre niveau de réalité. Selon les derniers progrès de l’astrophysique, non seulement la théorie du Big Bang (récemment ren-forcée par les découvertes du satellite COBE) pose la question des origines de notre univers, question qui ne se posait pas dans le modèle précédent – l’univers stationnaire de Laplace – mais on s’est aperçu que, parmi les milliards d’univers qui peuvent être créés en faisant varier les constantes fondamentales qui déterminent leurs caractéristiques, un seul (le nôtre!) était apte à accueillir la vie. Ce «réglage» fait dire à des astrophysiciens comme Freeman Dyson: «D’une façon ou d’une autre l’Univers savait que nous allions venir», ou Trinh Xuan Thuan: «La notion de Création écartée avec dédain par Laplace et ses successeurs trouvait ainsi un support scientifique au moment où l’on s’y attendait le moins.»

Bien sûr, la science ne démontre pas qu’il existe un dessein dans l’Univers, mais cela redevient une hypothèse parmi d’autres. Le chemin parcouru depuis l’affirmation de Monod: «L’Univers n’était pas gros de la vie ni la Terre de l’homme», est immense. Un nombre sans cesse croissant de biologistes pensent que la sélection naturelle et les mutations au hasard ne peuvent rendre compte de la complexité et de l’adaptabilité des êtres vivants ainsi que des faits paléontologiques. D’autres facteurs doivent donc être en action dans l’évolution.

De plus, les extraordinaires progrès accomplis dans la compréhension du fonctionnement du cerveau n’ont nullement permis de mieux connaître la nature de la conscience, ni d’expliquer l’unicité de notre « soi », ou Trinh Xuan Thuan: «La notion de Création écartée avec dédain par Laplace et ses successeurs trouvait ainsi un support scientifique au moment où l’on s’y attendait le moins.» Bien sûr, la science ne démontre pas qu’il existe un dessein dans l’Univers, mais cela redevient une hypothèse parmi d’autres. Le chemin parcouru depuis l’affirmation de Monod: «L’Univers n’était pas gros de la vie ni la Terre de l’homme», est immense. Un nombre sans cesse croissant de biologistes pensent que la sélection naturelle et les mutations au hasard ne peuvent rendre compte de la com- plexité et de l’adaptabilité des êtres vivants ainsi que des faits paléontologiques. D’autres facteurs doivent donc être en action dans l’évolution. De plus, les extraordinaires progrès accomplis dans la compréhension du fonctionnement du cerveau n’ont nullement permis de mieux connaître la nature de la conscience, ni d’expliquer l’unicité de notre « soi ». Enfin, certaines expériences suggèrent que des mécanismes de perception pourraient exister indépendamment de tout support neuronal et les difficultés de réalisation de l’intelligence artificielle font penser à un certain nombre d’experts que l’intelligence humaine pourrait être d’une autre nature que celle des machines. Et les mathématiques, par le célèbre théorème de Gödel, démontrent que tout système d’axiomes contient une proposition indécidable, c’est-à-dire qu’aucun système logiquefermé sur lui-même ne peut être cohérent, qu’il y a forcément une ouverture, un « au-delà » dans tout système. Ainsi, en quelques décennies, une véritable révolution a balayé les grands domaines scientifiques.

L’une de ses conséquences fondamentales est d’infirmer le postulat qu’il n’y a pas de mystères dans l’Univers. En effet, partout, derrière les concepts rationnels mis en place par la science classique, il existe des mystères qu’en droit, il n’est pas possible de percer. Après un tel progrès des connaissances, c’est la science elle-même qui, à l’opposé des espérances scientistes, non seulement démontre ses propres limites, mais de plus dessine les contours d’un autre niveau de réalité, de ces «choses qui sont cachées derrière les choses», comme le dit un des héros du Quai des brumes de Marcel Carné.

Deux livres récents de Jean Staune
Les clés du futur, Réinventer ensemble la société, l’économie et la science, Plon, 2015 Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Presses de la Renaissance, 2007 – rééd. Fayard, 2017 www.jeanstaune.fr

Jean Staune

Jean Staune

Expert en sociologie, en économie, en management, en philosophie et en sciences, Jean Staune est un intellectuel atypique. Ancien collaborateur scientifique de l’École Polytechnique de Lausanne, aujourd’hui chargé de cours à HEC, il est également secrétaire général de l’Université Interdisciplinaire de Paris. Ses compétences pluridisciplinaires lui ont permis de développer une approche inédite pour appréhender l’extraordinaire mutation que connaît notre époque. Il livre ses réflexions et sa vision du monde de demain dans deux de ses principaux ouvrages Les clés du futur et Notre existence a-t-elle un sens ?

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