Après avoir évoqué dans le numéro précédent les dérives de la science en perte d’éthique et certaines pistes de la recherche qui rejoignent les grandes intuitions spirituelles, JEAN STAUNE nous parle d’une science émergente ouverte sur un autre niveau de réalité qui se situe au-delà de la matière, de l’énergie et de tout ce que nous pouvons appréhender par l’expérimentation scientifique.
Une révolution scientifique
QUI N’EST PAS ENCORE FRANCAISE
Cette révolution a de grandes conséquences pour notre survie. Comme le dit le prix Nobel Barbara Mc Clintock, «nos ingénieurs ne pensent pas assez global». Une démarche réductionniste permet de nombreuses découvertes, mais pas la prise en compte des interactions globales qui régissent notre environnement. Il n’existe pas de «généralistes spécialisés» capables de prévoir l’effet d’une molécule, émise ici, sur la couche d’ozone à 20000 kilomètres de là. Or le développement d’approches non linéaires – comme celui des sciences de la complexité et de la théorie du chaos – peut permettre de détecter les problèmes avant qu’ils n’aient atteint une dimension critique; et non après coup, comme nous le faisons aujourd’hui.
Cette nouvelle science a aussi des conséquences indirectes. Henri Stapp affirme que la conception de l’homme et du monde donnée par la science classique, mécaniste et réductionniste, «fait disparaître les fondements de la responsabilité personnelle» et que «selon cette conception de l’homme, le viol de l’environnement devient tout à fait rationnel» car «aucune valeur ne trouve de fondement rationnel dans cette conception, si ce n’est l’intérêt personnel». C’est dire à quel point il est important pour notre survie d’invalider une telle vision.
Cette révolution scientifique ne fait que commencer. Elle n’est achevée dans aucun pays. Néanmoins, peut-être à cause de son héritage cartésien et de son goût pour la pensée linéaire, la France semble prendre du retard. Nous aurions pu citer de nombreux penseurs à la recherche d’une éthique visant à préserver la nature de l’homme, et de nombreux défenseurs de l’environnement désireux de trouver des bases solides pour cette protection. Mais tous s’appuient sur une éthique bancale qui fait le grand écart entre la nécessaire affirmation de la responsabilité de l’homme et une vision du monde niant l’existence d’un sujet humain.
Les bouleversements conceptuels auxquels nous ne pouvons faire ici qu’allusion, présentés dans des ouvrages de synthèse comme L’homme face à la science (avec des contributions de H.Reeves, B.d’Espagnat, Trinh Xuan Thuan, etc.), sont inconnus de la majorité des penseurs français actuels. C’est particulièrement regrettable pour eux. Car la force principale de la science réside dans la négation, non dans la validation. La science ne dira pas: «Oui, Dieu existe». Mais lorsqu’elle dit: «Non, la terre n’est pas plate», tous les systèmes du monde basés sur une terre plate s’écroulent. Ainsi de nombreux ouvrages qui s’appuient sur la théorie que seul doit être pris en compte ce qui est observable et mesurable, sont-ils réfutés dès leur parution par l’état actuel de nos connaissances.
La science, l’intuition
ET LES VALEURS
Faisons le point. La science actuelle est une science ouverte. Elle est ouverte sur un autre niveau de réalité dont l’existence est hautement probable. Quel que soit le nom qu’on lui donne, surréel (Jean Fourastié), réel voilé (d’Espagnat), univers primaire (David Bohm), il se situe au-delà de la matière, de l’énergie et de tout ce que nous pouvons appréhender par l’expérimentation scientifique.
Attention! Cela ne signifie nullement qu’un sens existe à cet autre niveau de réalité: le chaos pourrait très bien y régner. Néanmoins l’hypothèse selon laquelle l’Univers possède une signification devient nettement plus probable que dans le cas où ce niveau n’existerait pas.
La science ne peut aller plus loin. Cela ne nous aide guère dans notre recherche, car aucune valeur ne peut être déduite d’une telle situation: ce serait faire du scientisme à l’envers que de baser une éthique sur le seul état de la science.
Il est donc temps de se rappeler ce que fut l’intuition fondamentale de toutes les cultures, à toutes les époques: il existe un autre niveau de réalité. Ce niveau est primordial par rapport au nôtre et la nature même de l’homme est, d’une façon ou d’une autre, reliée à ce niveau. Bien que très répandue, l’intuition de l’existence d’un Dieu personnel créateur n’est pas universelle, mais celle que l’homme a un rôle à jouer à l’intérieur d’un processus qui englobe son existence l’est.
Ainsi apparaît un espoir: celui d’assister au passage de valeurs proclamées ex cathedra à des valeurs librement admises par tous et basées sur la probabilité que notre existence a un sens. Cet espoir découle de la convergence d’un mouvement concernant l’ensemble des sciences et de la plus ancienne intuition de l’humanité.
Une étoile dont la lumière
NE NOUS EST PAS ENCORE PARVENUE
Hubert Reeves disait que, pour les existentialistes, la destruction du monde aurait paru normale: dans un monde absurde, il est normal qu’arrivent des choses absurdes! Saint-Exupéry dit que «notre humanisme a échoué dans sa tentative». Effectivement, un véritable humanisme doit posséder une dimension transcendantale. «L’Homme de ma civilisation ne se définit pas à partir des hommes. Ce sont les hommes qui se définissent par lui. Il y a en lui, comme en tout Être, quelque chose que n’expliquent pas les matériaux qui le composent.
Une cathédrale est bien autre chose qu’une somme de pierres. Elle est géométrie et architecture. Ce ne sont pas les pierres qui la définissent, c’est elle qui enrichit les pierres de sa propre signification. Ces pierres sont ennoblies d’être pierres d’une cathédrale. Les pierres les plus diverses servent son unité. La cathédrale absorbe jusqu’aux gargouilles les plus grimaçantes dans son cantique.»
Une réconciliation historique de deux grandes options intellectuelles, l’humanisme et la vision non-matérialiste du monde, qui parurent s’opposer dans le passé est donc possible. Mais cette réconciliation ne peut s’établir que si elle est basée sur la tolérance et la modestie.
Ainsi, personne aujourd’hui ne peut affirmer, sous peine de ridicule, être le détenteur d’une vérité absolue. Cette évolution nous délivre donc de la plus grande hypothèque qui ait pesé au cours des temps sur les visions non-matérialistes des philosophies et des religions. C’est en effet leur nombre même qui est incompatible avec leur prétention de détenir chacune l’absolue vérité. Bien sûr, il n’est interdit à personne de penser que sa propre religion ou sa propre philosophie est celle qui permet le plus grand «dévoilement du réel» possible. Mais chacune peut être comparée à la vision d’une pièce à travers le trou d’une serrure. Il n’est donc désormais plus possible de s’entre-tuer au nom de différences dues à l’existence d’une multiplicité de portes.
Nous ne devons pas néanmoins nous contenter de nous réjouir de cette bonne nouvelle: il y a urgence! Si notre civilisation a pu progresser, malgré toutes les horreurs du siècle passé, vers plus de liberté et plus de respect des droits de l’homme, c’est parce que «la civilisation véritable prolongeait encore sur nous son rayonnement condamné, et nous sauvait malgré nous-mêmes» (Saint-Exupéry). Telle une étoile qui a déjà explosé, mais dont le rayonnement nous parvient encore pendant quelques années, les fondements de la vision préscientifique du monde inspiraient encore notre humanisme sans qu’il s’en aperçoive, et l’aidaient à stabiliser son éthique bancale. Mais les fondements ayant disparu, le rayonnement ne peut que s’éteindre inexorablement, nous laissant dans le noir face à nous-mêmes.
Mais voici qu’existe désormais une nouvelle étoile dont la lumière n’est pas encore parvenue jusqu’à nous. Nous participons à une course dont l’enjeu est énorme. La diffusion des nouveaux concepts à travers la société doit être plus rapide que le rythme auquel nous détruisons notre environnement, notre tissu social et les barrières éthiques nous séparant du «Meilleur des monde». Il est urgent que le rayonnement d’une nouvelle éthique solidement fondée puisse nous éclaircir tous et nous éloigner de la voie de l’autodestruction. On ne peut voir une nouvelle étoile avant que les lois de la Nature ne nous y autorisent car on n’accélère pas la vitesse de la lumière. Toutefois, la vitesse de circulation des idées, elle, ne dépend que de notre effort…
«Le chemin qui mène à la perfection et à l’amour est au fond de nous. Regarde avec ton esprit, prends conscience de ce qui est en toi depuis toujours, fais usage de ta science, enseigne-la, fais-la partager, et tu trouveras la voie de l’envol.» Richard Bach, Jonathan Livingston le goéland.
Ce texte est dédié à ma mère, Nicole Staune, pour l’aide constante qu’elle m’a apportée sur le chemin qui mène au «Réenchantement du monde».
Deux livres récents de Jean Staune
Les clés du futur, Réinventer ensemble la société, l’économie et la science, Plon, 2015
Notre existence a-t-elle un sens? Une enquête scientifique et philosophique – rééd. Fayard, 2017
www.jeanstaune.fr